Le malade imaginaire en la majeur

Adaptateur et metteur en scène : Raphaël CALLANDREAU
Artistes : Raphaël CALLANDREAU, Cécile DUMOUTIER, Rosy POLLASTRO  Aretnaud SCHMITT
Visuel : Juliette DELVIENNE
Photographie : Stéphane OURADOU
Durée : 1h15
Spectacle tout public

I : POURQUOI MOLIÈRE, POURQUOI LE « MALADE » ?
1/ Molière, auteur du troisième millénaire
Molière est joué en continu depuis trois siècles et demi. Son nom (d’artiste) fut choisi il y a quelques décennies pour nommer la récompense théâtrale la plus suivie en France. La prépondérance de Molière dans la culture de notre pays est significative de la qualité de son écriture comme de la pertinence des sujets qu’elle aborde.
L’actualité crie particulièrement son besoin de « voir du Molière » : sur la saison 2018 – 2019 on recense pas moins de 6 versions du « Malade » à Paris, dont une mise en scène du dernier lauréat d’un « Molière » (justement) Jean-Philippe Daguerre, et une autre créée par le comédien-star Daniel Auteuil. En outre, il est impossible de mesurer la quantité de pièces de Molière jouées cette année en France ou dans le monde. Notre époque a besoin de Molière, d’un auteur dénonçant les hypocrisies, les abus, les faux-semblant. Notre société de consommation alimentée par le système publicitaire tendrait-elle tout simplement à recréer la société ridicule, hypo-
condriaque et tartuffe de l’ancien régime ?

2/ Que faire de Molière quand on veut jouer Poquelin ?
Jean-Baptiste a construit son réseau, sa troupe, cherchant l’appui institutionnel jusqu’à toucher le roi, avoir sa protection et son financement durant de nombreuses années. Il ne faut toutefois pas oublier qu’il est avant tout un comédien de tréteau, ayant touché à la tragédie ainsi qu’à un jeu issu de la Comedia, et pour lui être fidèle il ne s’agit pas de respecter le texte à la lettre, qui lui-même n’a pu qu’évoluer au fil de sa construction, mais de garder l’esprit vivant d’un théâtre de troupe, se voulant exigeant, élitiste et populaire à la fois.
° La comédie-ballet d’aujourd’hui : le musical.
Le « musical » ou « théâtre musical » ou « comédie musicale » – ce dernier terme étant plutôt attribué à des spectacles de grand format, comportant un ensemble assurant choeurs et chorégraphies – semble être la comédie-ballet d’aujourd’hui. Bien que pourvue de codes très différents, les deux formes ont pour point commun de construire par la multiplicité des disciplines engagées un divertissement complet, pouvant autant servir un propos grave : West Side Story, Le Violon sur le toit, Hamilton (spectacle récent, narrant l’indépendance et la construction des Etats-Unis), que des intrigues légères : Grease, Les Demoiselles de Rochefort, Chantons sous la pluie. Le principe-clef étant d’attirer et amadouer le spectateur par le plaisir du divertissement qu’il peut s’attendre à prendre.
C’est la démarche assumée de la pièce. Cette démarche ne doit cependant pas nous entraîner à céder à la facilité et à la superficialité. Le gag déjà-vu, les effets complaisants, les stéréotypes lourds n’ont pas leur place dans une pièce revendiquant un message fort et actuel, sous peine de l’édulcorer. Sans vouloir nier les qualités professionnelles ou intentionnelles de la grande majorité des adaptations et mises en scènes du Malade imaginaire, on ne pourra que déplorer un manque de vie, de renouveau et d’audace, qui font de ces créations des spectacles infidèles au génie de l’oeuvre et de son auteur, quand bien même ils en respectent le texte à la lettre.

Le malade imaginaire en La majeur Le malade avec sa fille
Le malade imaginaire en La majeur Le malade avec sa fille , Toinette et Diafoirus
Le malade imaginaire en La majeur Le malade avec sa fille et Diafoirus
Le malade imaginaire en La majeur Le malade avec Diafoirus
Le malade imaginaire en La majeur Le malade avec Toinette

3/ Moi, malade…
… par Raphaël Callandreau, adaptateur-parolier-compositeur et metteur en scène de la pièce
« On me dit souvent que je suis plusieurs dans ma tête. Il est vrai que les idées les plus saugrenues me viennent vite, et je prends un malin plaisir à occuper une grande quantité de postes différents sur les projets auxquels je participe. L’occasion se présentait, avec une forme revisitée du « Malade », d’exploiter ma douce schizophrénie en occupant les postes de parolier, compositeur, metteur en scène, pianiste, chanteur, comédien, et pour ce dernier poste de jouer quatre rôles (et demi), c’est à dire tous les rôles masculins hors du malade. Je tournerais ainsi autour de lui, tel un « Arlequin serviteur de deux maîtres », mis en abîme à travers la figure du
comédien-musicien.
Cette volonté de montrer une forme de douce folie, et de la revendiquer, rejoint le propos de la pièce : « choisissons de jouer les fous pour se faire entendre des fous ». Tout comme l’entourage d’Argan comprend que c’est en feignant d’adhérer au mythe de la caste des médecins qu’ils obtiendra son approbation, j’ai sans doute inconsciemment choisi moi-même en embrassant une carrière dans le spectacle il y a vingt ans, de me montrer tel un fou, un « fou du roi », un bouffon, un clown, que je pourrai atteindre un public contemporain nourri de chimères publicitaires et de dénis de réalités environnementales et sanitaires, car les bouleversements
civilisationnels qu’implique la transition énergétique refuse d’être entendu par la majeur partie du public, et – à l’extrême opposé – les crèmes pour la peau, gels antiseptiques et autres gadgets para-pharmaceutiques font recette, quand les dermatologues eux-même en pointent l’inutilité.
Aussi, suis-je un malade ou suis-je l’une des rares personnes à peu près saines dans un monde malade ? Si, par l’adaptation dans laquelle je me suis lancé, je peux contribuer à porter cette interrogation à l’esprit du public, jusqu’aux plus jeunes si possible, alors le pari est gagné. »

II : CHAQUE CHOSE A SA PLACE
Le conservatisme d’Argan va en opposition avec ses sentiments profonds. Toinette lui dit « vous êtes bon ». Sa fille l’aime et elle se sait, au fond, aimée de lui. Mais lui, tel un éternel enfant, un maniaque, un névrosé obsessionnel ou une personne atteinte de TOCS, exige de voir chaque chose à sa place, et se plie aux exigences du conservatisme de l’époque fustigé par l’auteur, conservatisme qui impose justement que chacun reste à sa place : les femmes, les savants, les princes, les bourgeois, les serviteurs, les malades, les apothicaires… Nous retrouvons cette rigidité du « chaque chose à sa place » aujourd’hui, résistant encore et toujours aux
vives forces du progrès humain.
1/ La place d’une femme
Angélique est le porte-voix féministe de l’oeuvre, elle énonce face à son père et sa belle-mère qu’elle préfère un couvent au fait d’épouser un homme qu’elle n’aime pas, autrement dit qu’elle n’a pas choisi. En quelques répliques sur lesquelles zoome dans notre adaptation, une chanson au leitmotiv « la place d’une femme », elle dresse la synthèse d’une phallocratie quasi-universelle. Mariage forcé – impliquant une forme de viol non-dit -, mépris des aspirations personnelles, réification, privation de liberté et incitation à la vie de mensonge et d’abus qu’est celle de sa belle-mère Béline.
Béline est, à l’opposé de la féministe Angélique, celle qui a renoncé à défendre une meilleure place pour les femmes, et qui choisit l’imposture pour tirer son épingle du jeu. On l’imagine ayant vécu, mariée de force ou déçue par un premier mari, opter pour le métier de veuve professionnelle. Mais Béline, qui est, dans certaines mises en scène, cantonnée à la place de « la mé-
chante », n’est peut-être rien d’autre qu’une Angélique avec quelques années de plus. Elle cherche une place meilleure dans un système tyrannique qui ne dit pas son nom.
Les chiffres du mariage forcé :
Chaque année, on recense quatorze millions de mariages forcés dans le monde ! Stupéfiant ! Et même en France, pays où le discours est globalement favorable à l’égalité femme-homme – loi parité, ….. – un énorme travail reste à accomplir. Les salaires, la représentativité, la présence dans les espaces publics… Le mariage forcé y existe aussi par ailleurs, avec pas moins de 70 000 par an !
Cette pièce de Molière est donc malheureusement de ce point de vue là également plus que jamais toujours d’actualité…

2/ La place du malade, ou l’hypocondrie qu’on nous vend
Un Français sur quatre est sous psychotrope ! Quelles conclusions tirer de tels chiffres ? Que les Français ont le moral dans les chaussettes, qu’ils ne supportent plus la souffrance, ou que les médecins ont la main légère sur les prescriptions d’anti-dépresseurs ?
La campagne de pub « Les antibiotiques c’est pas automatique », lancée à l’hiver 2001 pour prévenir des excès de prises de médicaments révèle bien que le patient a tendance à rentrer dans le jeu du médecin et à demander lui-même des traitements « efficaces », sans même être au courant de l’inefficacité voire de la dangerosité potentielle de cette prise de médicaments sur notre corps. Plutôt que de se pencher sur les causes de symptômes physiques ou psychiques, voire sur les liens de l’un avec l’autre, le patient veut résoudre tout de suite les choses.
Aujourd’hui, on commence sérieusement dans nos sociétés occidentales à lier corps et esprit, ce qui a des conséquences positives sur notre vie. Cependant, on assiste au développement de tout un marché parallèle à la médecine, comme l’évoque déjà Molière quelques siècles plus tôt, adapté ici par Raphaël Callandreau :
***
« De nouveaux marchands de bien-être,
Qui a toutes les fenêtres,
Diront de nos malheurs qu’ils savent les faire disparaître :
Ach’tez notre crème qui fait rajeunir,
La pastille qui exauce les voeux,
Le nouveau bidule qui rend fort,
La dernière machine
Et vous serez heureux ;
Et de leurs effets ils sont si sûrs
Qu’on les croit sur facture… »
***
Coach sportifs, coach de vie, parapharmacie, magazines de santé… tout est là pour nous persuader que nous sommes malades à un endroit ou à un autre et qu’il faut guérir à tout prix ! A la manière des négationnistes du réchauffement qui attestent tout de même leurs convictions par des citations scientifiques, on voit bien que nous avons besoin de l’autorité scientifique coûte que coûte. C’est, au bout de la réflexion, toute la société de consommation qui apparaît comme la nouvelle société du « malade imaginaire ». Le consommateur n’est-il pas un malade qui a des « besoins » ? Ne peut-on finalement plus vivre sans le « besoin » de la voiture, des vêtements à la mode, des divertissements à n’en plus finir ?

3/ La place du dominé, la place du dominant
Toinette estime qu’il est de son devoir de « corriger son maître quand il s’égare ». C’est Toinette qui mène l’action, et selon les règles de la dramaturgie classique édictées sous la Grèce antique et transcrites par Planton dans sa « Comédie », où l’action unique doit être menée par un protagoniste auquel le spectateur peut s’identifier, on peut dire qu’elle est, bien que servante, le personnage principal de la pièce. Le titre aurait pu être « Toinette et le malade imaginaire ». Peut-être en aurait-ce été trop pour une société où une femme de classe sociale inférieure ne pouvait être affirmativement une héroïne telle qu’il est pourtant avéré au fil de l’intrigue.
En « … La majeur » pourtant, elle chantera ses revendications : une servante doit prendre le pouvoir quand la folie s’installe,
La réduction du nombre de personnages nous aura amené à ré-attribuer des répliques. Cela permet de « donner » l’idée de la manoeuvre finale (à l’origine venant de Béralde) à Toinette et Angélique. Ainsi le principe du plus faible (femme, fille, servante…) tenant les rênes de l’intrigue sera dans notre version tenu jusqu’au bout, autrement dit réévalué à l’aune de l’état des réflexions sociales et de genre à ce jour.

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